Jacques Le Roux

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Boronali, l’autre JR

C’est ça la joie d’entrer quelque part et de tomber par surprise sur quelque chose qu’on n’attendait pas. A Milly-la-Forêt, on vient pour Cocteau et Le Cyclop de Tinguely/Saint-Phalle mais au centre du bourg, l’Espace culturel Paul Bédu vous donne envie d’entrer voir. Le don d’une collection privée, c’est toujours intéressant par l’acte, même si la qualité du contenu peut parfois lasser à désirer. Paul Bédu collectionnait donc, des oeuvres qu’il avait sans doute envie d’avoir chez lui et que je ne lui aurais pas disputé aux enchères. Sauf une, que j’ignorais être là et qui a fait de ma visite un bonheur.

Et le Soleil d’endormit sur l’Adriatique (J.R. Boronali, 1910)

La toile Et le Soleil d’endormit sur l’Adriatique de J.R. Boronali a été exposée à Paris en 1910, au Salon des Indépendants. Pour qui ne la connait pas, c’est une marine moderniste bigarrée, indatable à première vue mais comme un hybride de Fauvisme et d’Abstraction. Elle pourrait être des années 1940-1950 aussi. Pour qui la connaît et la reconnaît, l’oeuvre est celle qui s’est inscrite dans l’histoire de l’art comme la plus célèbre des blagues de potache (et encore, c’est plus qu’une blague), un siècle avant la Banana de Maurizio Catalan en 2019.

En 1910, l’Avant-garde est entrée en force dans les expositions et le marché. C’est le temps des grands : Monet, Renoir, qui sont encore là avec leurs cadets Matisse, Picasso, Kandinski et dans leur foulée, toute une bande d’artistes de seconde zone qui eux aussi, aspirent à leur place au soleil. Beaucoup de ces derniers exposent aux Indépendants, qui montre l’art contemporain dans son bon, son médiocre et son pire. Pour faire simple : cette année-là, Roland Dorgelès (1885-1973) a 25 ans et n’a pas encore fait grand chose à part fréquenter la Bohème de Montmartre. Il est un peu réactionnaire et n’apprécie pas plus que ça les tendances nouvelles de l’art qui envahit Paris, l’épicentre mondial des arts du temps. Et encore moins ses thuriféraires. Alors, il a une idée. Il va se les payer. A Montmartre, il fréquente le café-cabaret Le Lapin Agile dont Le Père Frédé, le tenancier, a un âne qui broute dans le jardin et dort dans la souillarde : Aliboron, dit “Lolo”. Lolo l’âne sera l’outil de la malice de Dorgelès.

Frédéric Gérard “Le Père Frédé” et son âne Lolo

Avec l’huissier Maître Brionne et quelques amis en témoins, Dorgelès place une toile vierge sur un chevalet dans le jardin du bistrot, attache un pinceau à la queue de Lolo et demande à Frédé de donner à manger à sa bête pour l’animer un peu. Et il laisse le pinceau, couvert de peinture réapprovisionnée en couleurs rouge, bleu et jaune, se balader sur la toile au rythme des mouvements de la queue de l’âne. Après quelques minutes, le tour est joué et une oeuvre est née. Exposée au Salon des Indépendants 1910 dans la salle 22 - plutôt réservée aux croûtes -, titrée Et le Soleil s’endormit sur l’Adriatique en pastiche d’Impression Soleil levant de Monet et signée de J.R. Boronali, un mystérieux « peintre italien originaire de Gênes », elle est regardée avec plus ou moins d’intérêt et de sérieux par la critique et le public mais est tout de même achetée 400 francs par un amateur. Quelques jours plus tard, Dorgelès va trouver le directeur du journal à grand tirage Le Matin pour lui faire part de la supercherie. La foule accourt et se tord de rire.

Dorgelès complète son geste avec la rédaction signée Boronali du manifeste pastiche d’un nouveau mouvement - l’Excessivisme - et de la diffusion dans la presse d’une photo mise en scène immortalisant la création du tableau-canular. Les quelques commentateurs avisés qui avaient péroré sur l’œuvre lors des soupers en ville en étaient pour leur frais. L’Avant-garde et la critique, qui devaient en prendre pour leur grade, n’en furent pas plus impactées que par une pierre jetée dans l’eau et le tableau, englouti par les révolutions artistiques du XXe siècle, devint de la matière de légende pour les connaisseurs et les complétistes.

Séance de peinture au Lapin Agile, 1910

Et le tableau, alors ? Voir Et le Soleil s’endormit sur l’Adriatique de près permet de constater que sa création a été un peu plus manufacturée que ce que l’histoire en a retenu. De toute évidence, le fond bleu-jaune qui sépare la couleur en deux au format de paysage/marine et structure la composition a été peint à touches larges et sûres qui témoignent d’une participation humaine. Le pinceau et la queue de l’âne doivent avoir été dirigées par la main de Dorgelès dans un premier temps pour couvrir la toile des couleurs évocatrices du sujet : un coucher de soleil sur la mer. Ensuite, la queue de Lolo/Boronali a du en effet battre toute seule, barbouillant de traces rouges aléatoires le motif abstrait/informe posé sur le fond. L’oeuvre est signée en bas à gauche : J.R. Boronali. Et c’est bien une croûte.

Si vous passez à Milly-la-Forêt, allez le voir ce curieux tableau. Il y a moins de monde que devant La Joconde, pourtant c’est une icône aussi, dans son genre et pour des raisons toutes autres. Son propos - la sincérité et la valeur de l’art contemporain - continue à résonner et à diviser plus d’un siècle plus tard. Et le Soleil s’endormit sur l’Adriatique est unique, il amuse et il donne à réfléchir. C’est une oeuvre-culte, une vraie…

Boronali est l’anagramme d’Aliboron, l’âne du Père Frédé et de « Maître Aliboron » de la fable « Les Voleurs et l’âne » de La Fontaine. Si le Raphaël du prénom fait évidence, le Joachim, en revanche, ne m’évoque rien. Si quelqu’un sait ?

Tableau et documents à voir à l’Espace culturel Paul Bédu, Milly-la-Forêt

Milly-la-Forêt, Espace culturel Paul Bédu

Le texte ci-dessus ne reflète que mon avis personnel